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La vengeance du bouillon

Notes

Frédéric O. Sillig



Une escale à Hambourg avec mon ami Jean-Pierre. Poussés par une curiosité malsaine, nous errons peu avant minuit dans le quartier de Sankt-Pauli où nous souhaitons ingénument suivre les traces de Paul McCartney à la recherche du fameux café Gretel & Alfons01. Nous croisons un groupe de marins US qui portent le même caban que moi, mais de de plusieurs tailles au dessus puisque la hauteur du plus chétif d'entre eux doit s'approcher du double mètre. Ils sont une demi douzaine. Je suis étonné de la mixité ethnique du groupe qui ne m'était pas encore familière à cette époque. Le triste ségrégationnisme yankee ne se manifeste pas davantage sous l'angle de l'éthylisme dont ces navigateurs semblent partager les sensations avec délectation. Les voilà tous entrés dans un estaminet à la devanture criarde. Nous passons notre chemin sur la « Große Freiheit02 ». Pour quelques secondes seulement. Celles qui nous séparent de la tonitruante sortie de l'escouade à travers de la porte du dit caboulot. Une sortie particulière puisqu'elle semble précédée de l'entier de la clientèle du bistrot sur le mode de la précipitation… ou de la bousculade, devrait-on dire. Après une ré-incursion du groupe dans l'établissement, voici la totalité du mobilier qui est empilé à grand fracas sur le trottoir. Le troisième service est consacré à la vaisselle et aux bouteilles. Au loin une sirène provoque la dispersion de la bande dans la foule devenue très dense à ces heures. Ce sont les MP's03 qui déboulent à bord de leur Jeep peinte en blanc. Trop tard ! La douloureuse sera pour le Pentagone.
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Me voilà trois ans plus tard, par un bel après-midi d'été, sur une terrasse lausannoise paisible et déserte en compagnie de Scott04, un ex-condisciple californien rencontré à l'instant, tout à fait par hasard. L'étalage de nos souvenirs communs débute à peine que s'installe à la table voisine un jeune quidam doté d'une particularité originale pour l'endroit: Il a la peau noire. L'unique serveur de la gargote, de morphologie plutôt balkanique est doté, lui, d'une peau blanche, ou presque ; en plus d'une attitude sincèrement hautaine, motivée par sa position : C'est lui le gérant. Sous le poids de l'intense labeur occasionné par le service des trois seuls clients de la terrasse, il oublie par trois fois de s'informer de la commande du soiffard aux cheveux crépus. Ce dernier s'impatiente et lui quémande une bière en maraude à son quatrième passage devant nous.

   — On n'en n'a plus !... d' la bière ! crache-t-il en désignant les deux demis qui nous sommes en train de boire.

   — Alors un Coca -Cola, s'il vous plaît !

   — On en a plus non plus !

Le loufiat retourne à l'intérieur, visiblement pour effacer de sa rétine l'image de son provisoire déni de clientèle. Mon regard révolté croise celui de mon ami dans lequel, en dépit de ses origines, je lis la même indignation. Référence faite à un récent souvenir hambourgeois, je lui propose alors une activité chargée d'une civique exemplarité.

   — Et si on faisait prendre l'air à l'ameublement du bistrot ? 

Mon compère acquiesce avec le flegme hollywoodien dont il est coutumier. Aussitôt, j'appelle le présumé serbo-croate qui vient s'empresser de nous demander ce que nous voulons.

   — Vous avez 45 secondes pour servir une bière à ce monsieur ! 

   — Mais…

   — Pas une de plus !

D'abord interloqué, le voilà qui s'en va, la mine dédaigneuse, le pas nonchalant sans vraiment prendre au sérieux, l'injonction qui lui a été intimée. À la 46ème seconde, Scott déplie son gabarit de champion de la NBA pour se diriger vers l'entrée du troquet suivi de l'auteur de ces lignes, encore dubitatif sur la bonne fin de notre noble projet.
Heureusement les tables ne sont pas trop lourdes et sont très vite amassées par-dessus celles de la terrasse suivies de chaises et finalement de la verrerie et de la bouteillerie.
Le black s'est rapidement éclipsé; d'ailleurs tout comme le chaouch de Tito. Nous sommes allés boire une autre bière ailleurs. Ce fut hélas notre dernière rencontre05. Curieusement, aucune plainte n'a été déposée et le gérant a été remplacé peu après.
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Quinze ans se passent. Le bouillon a changé de nom. Et de style. On y sert du curry. À savoir la version occidentale du « Masala » indien qui consiste en un mélange mijoté de denrées sans identité tangible et sans qualités différenciées par un quelconque AOC, et dont les réelles propriétés gustatives sont masquées par une préparation pulvérulente à base curcuma , cardamone, cubèbe et bien d'autres condiments divers. Une aubaine pour un gargotier peu regardant sur la qualité des produits et nourrissant davantage d'inclination pour la hauteur de son chiffre d'affaires que pour celle des gages de son exotique salariat. La seule variable de toutes les préparations proposées en est ici la dominance graduée de la dose de piment contenue dans ce brouet servi avec emphase et gestique orientale. Chacune d'elles est affublée d'un nom fantaisiste censé en évoquer la force, tout en évitant d'utiliser des paramètres universels tels que la fameuse échelle de Scoville06, ou la gradation culinaire simplifiée qui en découle qui va du paprika doux (1°) au légendaire et explosif habanero (10°) en passant par le piment d'Espelette (4°) et celui de Cayenne (8°).

Sous l'impulsion insistante de mon épouse et de mon jeune fils, nous voilà tous attablés un soir d'automne en ce lieu de triste mémoire. Les qualificatifs farfelus attachés aux divers degrés de virulence du chaudeau qui nous est proposé m'amusent quelque peu. Par ailleurs, mes anciennes vacations algériennes minimisent infailliblement les capacités du créneau local à absorber « du brutal » comme aurait dit Audiard. Parfaitement convaincu que pour moi, le degré le plus haut de l'échelle va s'assimiler à la violence gustative d'une cuillerée de gelée de coing, je commande.
Dès la première bouchée, les effets immédiats de cette potion ont nécessité l'application constante, et durant toute la soirée, de compresses de rondelles de banane sur ma langue incandescente. L'absorption d'aliments liquides et sirupeux ont constitué, durant presque une semaine, mon unique alimentation.

La vengeance du bouillon !
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rquad.jpg   FOS © 20 février 2019

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[01]  Café Gretel & Alfons : Un café devenu branché où McCartney avait pour un temps ses habitudes.  [ retour ]
[02]  Große Freiheit* : Une rue (relativement) chaude du quartier de Sankt-Pauli où se trouve le dit café.  [ retour ]
[03]  MP : Military Police.  [ retour ]
[04]  Un grand basketteur, futur modeste acteur de Western, mais fils d'un très grand acteur hollywoodien.  [ retour ]
[05]  Scott Porter Holden est mort d'un cancer en 2005 à San Diego CA.  [ retour ]
[06]  L'échelle de Scoville  WIKIPÉDI  [ retour ]

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