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Cerise

Notes

Frédéric O. Sillig



Alors jeune employé, je suis chargé par mon patron de diriger les travaux de l'aménagement d'un magasin de lustrerie d'après les plans de mon collègue et ami Benito01 récemment rentré de Brasilia où il avait été chargé, entre autres, d'un des projets du futur théâtre de la capitale sous la signature prestigieuse d'Oscar Niemeyer. Le chantier jouxte le domicile de l'un de mes compères d'alors chez qui je succombais, en fin de semaine, à des habitudes fort libatoires. L'histoire rattrape toujours l'Histoire. En ce sens que j'apprends quelques décennies plus tard que le chantier en question se déroule dans les locaux occupés naguère par la boutique familiale de « Thiel le rouge »02 et que le décor de mes juvéniles bacchanales n'était autre que la maison natale de Jean Piaget03.
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Mais l'amorce de mon propos se situe de l'autre côté de la rue où une ancienne imprimerie est en passe de devenir un lieu de culte d'une secte néo-apostolique. Projet confié également à mon actuel patron par un dignitaire de cette église en la personne de son propre cousin-germain, pharmacien de son état. Au sein de notre bureau, la charge de cette affaire doit naturellement être confiée à notre nouveau collaborateur belge, qui vient de débarquer de la Guadeloupe avec Félicité, une charmante autochtone et leur adorable fillette métissée. L'attribution de cette tâche doit être annoncée, sous la forme d'une excellente surprise au cours d'un dîner de poissons préparé par l'autochtone sus-nommée que j'ai dû guider un après-midi entier dans les magasins de la ville ; ce qui m'a par ailleurs valu d'apprendre comment marchander une daurade à la caisse d'un supermarché bondé. Le repas se déroule de manière parfaite mais l'annonce surprise qui précède le dessert, beaucoup moins. Le « nouveau » et son épouse se déclarent Témoins de Jéhovah jusqu'à la moelle. D'ou impossibilité d'œuvrer pour des apostoliques qu'ils fussent néos, paléos ou estampillés de tout autre indice de datation. Nullement impressionné, le grand chef opère immédiatement une rocade des attributions qui me fait passer de la lustrerie au néo-apostolat en traversant simplement la rue, ce qui donne à tout le monde l'occasion de terminer le sorbet au rhum agricole de manière parfaitement sereine. Sérénité mutée en bonne humeur de par l'exposé qu'il nous fait alors avec une certaine cruauté, d'un épisode de sa relation, dans le milieu des années trente, avec son cousin-germain de pharmacien devenu sectaire.
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Langage châtié, vieille France, voix caverneuse. Le récit nous fait comprendre qu'à cette époque, le cher cousin, fraîchement sorti de sa faculté, avait pour ambition de démontrer l'évidente supériorité de la Pharmacie sur l'Architecture en invitant le narrateur et son épouse, également architecte, dans un restaurant mulhousien réputé. Réputation par ailleurs limitée à son lustre ostentatoire, et surtout à la hauteur de ses additions. La soirée se passe à l'écoute des rodomontades de l'apothicaire et de l'apologie anticipée de sa future réussite. Le calvaire est rehaussé par la médiocrité de la chère alliée au mauvais goût et au caractère suffisant de sa présentation. L'issue polie de cette agape est saluée par la promesse d'une revanche chargée, sans bien sûr que ne se profile aux yeux de l'actuel invitant la totalité des interprétations à imputer à ce frivole serment. Bientôt la revanche promise apparaît sous la forme d'une invitation dans un restaurant parisien prestigieux mais inconnu de notre prince du caducée à qui les coordonnées du lieu sont dûment communiquées ainsi qu'un détail qui a son importance. Il lui est annoncé que cet établissement, qui n'accueille pratiquement que ce que le Tout-Paris compte de mieux comme célébrités du spectacle ou de la politique, est lesté d'une tradition incontournable: Parmi la clientèle masculine, seuls les porteurs d'une veste de couleur cerise sont admis dans les salles à manger de ce temple de la gastronomie; en fait, une coquetterie futile mais bien ancrée dans les habitudes mondaines de la capitale.
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L'expédition se produit un soir de novembre. On ne connaîtra pas comment s'est déroulé le repas mais seul son prologue fait partie de l'anecdote.
Le cuistre pharmaceutique et sa digne épouse sont accueillis à leur descente de taxi, par leurs hôtes d'un soir, pour les conduire vers le vestiaire du restaurant. Sur le tapis rouge, les politesses d'usage rapidement expédiées, la conversation porte immédiatement sur l'impossibilité de trouver une veste de couleur cerise en prêt-à-porter et l'obligation d'avoir dû bousculer le tailleur du beau-frère Arthur pour obtenir l'objet à temps. En l'occurrence sans regrets, au vu de l'ampleur de la perspective mondaine promise aujourd'hui. Les vestiaire est atteint. Le personnel s'affaire à débarrasser les nouveaux arrivants de leur pardessus. La couleur de la veste du cousin jette un courant de stupeur professionnellement dissimulée. C'est alors au tour de notre architecte de patron de quitter son imperméable pour laisser apparaître un fort impressionnant smoking noir de coupe irréprochable. Le sang de l'apothicaire ne fait qu'un tour.

   — Mais…tu m 'avais dit couleur cerise ?

   — Tu n'a jamais vu des cerises noires ?


rquad.jpg   FOS © 20 février 2009

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[01]  Benito Secchi, architecte émérite et excellent coureur automobile d'origine toscane (Lucca) qui nous a quitté quelques mois plus tard à la suite d'un accident de parachutisme.  [ retour ]
[02]  Reynold Thiel, pianiste, couturier et teinturier (1910-1963) qui a joué un rôle important dans les milieux communistes en Espagne durant la guerre civile, en France sous l'occupation, en Roumanie et en Suisse durant la Guerre froide. Il est mort dans la catastrophe aérienne de Dürrenäsch en Suisse.  [ retour ]
[03]  Jean Piaget (1896-1980) psychologue, biologiste, logicien et épistémologue suisse de renommée mondiale dont l'œuvre est liée à la question fondamentale de la construction des connaissances. Il est fondateur en 1955 du Centre International d'Épistémologie Génétique.  [ retour ]

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