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La hauteur est basse

Notes

Frédéric O. Sillig



Un bruit de caisse vide derrière moi. C'est Pierre qui pose sa basse par terre. On vient de commencer le set, on va pas s'arrêter de jouer ? Ça a beau être une vulgaire jam session et deux heures du matin bien sonnées, les clients du Blue Note ont beau être assez relax...et surtout un peu cuits à ces heures..., on ne s'arrête pas tout de go, au milieu d'un set. Un autre bruit de caisse vide derrière moi... Un murmure dans la salle... Protégeant de ma main le corps de ma Gibson, une Byrdland – en prêt – presque neuve, je me retourne pour voir ce qui se passe. Dans la pénombre, derrière le couvercle dressé du piano, un grand type est en train d'accorder une basse, une autre basse que celle de Pierre. Le type, ... un très gros gabarit, costume foncé. Voilà ! .. le ré et le sol sont exactement à la quarte, les harmoniques font vibrer le bois par sympathie avec un volume... et une de ces sonorités... que j'ai déjà entendue quelque part... Le costume foncé, le gros gabarit, et son instrument se glissent devant la batterie de Franco et s'immobilisent dans le creux du Steinway sous le faisceau d'un spot.

     — Bordel ! ... Ray Brown ! 

Je ne sais pas ce qui se passe, mais je crois bien que... Non, ce n'est que de la sueur, de la sueur qui inonde mon front, de la sueur qui me coule entre les omoplates. C'est vrai qu'il jouait ce soir à Paris, en concert à Pleyel ou aux Champs ou ailleurs, je ne sais plus ...
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Je me lève pour déguerpir en vitesse. Georges me fait signe de rester. Autoritairement. Puis, je l'entends susurrer :« Over The Rainbow, iiiiiiiii flat ! » Pas d'intro, C'est parti ! Bon Dieu, qu'est ce que je fais ? Je joue ? C'est un « AABA » en mi-bémol et Georges commence le premier « A » tout seul au piano, sans intro. Ni basse, ni batterie. Et ni guitare... forcément ! Je ne bouge pas. Je suis tétanisé. On arrive à la septième mesure du « A », Georges attaque le « turnback »... Il me semble que le public attend, la langue pendante qu'il se passe quelque chose. Je-ne-sais-pas-ce-que-je-dois-faire ! La huitième mesure est interminable ; pourtant elle ne comporte que quatre temps. Je vois les doigts du grand bassiste qui se déplient prêts à démarrer sur le deuxième « A. ». Que faire, nom d'un chien ? Pas question de placer des accords « quatre cordes » . Pas question de plaquer des « passages » ! Faire semblant de jouer ? Je-ne-sais-pas-ce-que-je-dois-faire ! Ca y est ! ...La cata ! Le premier temps de la neuvième mesure est là, dans un millième de seconde et je ne sais pas...

     — Boooooinnnnng ! 

Le plafond du 27, rue d'Artois qui me tombe sur la caboche ? Un attentat ? La bombe d'Hiroshima ? Que nenni ! C'est le premier temps du deuxième « A » constitué d'un seul Si-bémol qui jaillit de la caisse de Ray ! Pizzicato. Une note précédée par l'imperceptible bruit mat de l'impact de la corde qui se libère de la pression du majeur pour trouver la position extrême opposée du mouvement ondulatoire qui se prépare à monter en puissance. Impact qui retentit un cheveu avant l'immatérielle limite théorique du temps qui divise la mesure en quatre. Vient une courte respiration du boyau d'acier comme pour laisser le temps au son de prendre son élan. Enfin la naissance d'une vibration d'abord métallique puis peu à peu ligneuse en passant du chevalet à la table d'harmonie de la contrebasse dans un crescendo induit par une pression progressive du doigt de la main gauche sur la corde et la touche. Illusion d'une augmentation de volume du son jusqu'à son apogée sur une parabole mais qui résulte d'une minuscule inflexion de la note jouée; un faux effet Doppler. L'amplitude du son va ensuite diminuer ainsi que sa périodicité jusqu'à donner à penser au toussotement d'un diesel marin, avant de s'éteindre un cil avant l'attaque de la note suivante. Pendant la sculpture de cette première note, le temps s'est arrêté pour moi. A l'image de ces récits de gens qui prétendent être passés par la mort et en être ressortis. Deux tiers de seconde, mais pas « le-couloir-et-la-lumière-au-bout » comme d'habitude. Et puis, ... La montée sur un nuage où disparaît toute trace de crainte, toute trace d'anxiété ou de trac. Un nuage où disparaît aussi toute trace d'hésitation où les dichotomies n'existent plus, où la sacro-sainte spontanéité fait la loi. Les tripes !... Sur le nuage, un cumulo-nimbus d'apparence très confortable, un type à moustache me fait un clin d'œil pour m'engager illico dans la voie qu'il a tracée voilà plus de trente ans et dont je me suis efforcé de saisir les nuances et peut-être les secrets depuis quelques ... milliers d'heures d'écoute. Un type et une moustache, que j'ai rencontrés pour la première fois, plus d'une année après, en chair et en poil. Le La-bémol que je joue maintenant surmonté d'un Ré m'est dicté par l'inconscient ou par l'inconscience. Le bouc de Sigmund ou la moustache de Freddie? Jamais je n'avais essayé de jouer « à la Freddie Green » avec une guitare électrique. Cet accident, à cette microseconde, me démontre que cette hérésie n'en est pas une. Que le génie de Freddie n'est pas attaché à la sonorité de l'une de ses « Stromberg » acoustiques. Que son génie est lié à sa « ligne de basse » sur la 4ème corde qu'il harmonise parfois avec les 3ème et 5ème cordes. Que son génie est lié au positionnement de l'attaque et à la durée du maintien des notes par rapport à la ligne théorique du temps rythmique, tout au long de ses légendaires pulsations faussement qualifiées de métronomiques. Appliquer le génie de « MR. RYTHM » sur une guitare électrique, voilà le deal. A propos de génie, il me restent deux problèmes. Le premier, c'est que je suis loin d'en être un. L'autre, c'est qu'il y en a un à côté de moi. Mais je n'en suis même pas conscient. Je me laisse happer par le courant qui me saisit et qui m'entraîne, sans pouvoir y échapper. Pavlov ? Nous en sommes toujours au quatrième temps de la 9ème mesure. Je ne réfléchis plus. D'ailleurs je n'en ai aucun besoin. Il me semble que mon cerveau a perdu le contrôle de mes mouvements, que mes mains sont commandées par ma moelle épinière depuis les tympans en passant par les entrailles. Ne pas sortir du « rythm stream » comme dit Green ! Voilà la seule préoccupation qui m'habite à partir de la fin de cette deuxième phrase. Je ne me souviens plus exactement des harmonies de ce thème. Pas le temps de regarder dans ce qui me servait alors de « Real Book » ! Tout à l'oreille : le guidage à la feuille ! Mais je me souviens qu'il y a une descente diatonique au milieu du « pont ». On y est ! ... Mi-bémol, Ré mineur, Do mineur, Si bémol mineur... Ça y est, ça passe ! Le reste ? ... Ma mémoire me fait défaut !... 37 ans ... ! Ce dont je me souviens, c'est que je sais que je ne suis jamais tombé du nuage, et qu'à plusieurs moments, j'ai eu l'impression de tenir la barre du système; ce qui me stimulait au point d'oublier que le mec, debout, à ma droite, s'appelait Ray Brown et qu'il était là pour me rattraper si je m'écartais un dix millième de cheveu du fil du swing maximum. J'ai retenu aussi que Ray avait automatiquement adapté son jeu à un « comping » de guitariste, en alternant des lignes de basse « tonique/dominante », arpégées ou « à notes répétées » sans jamais faire dans le chromatisme qui aurait pu entrer en collision avec mes cadences exécutées d'oreille. Un grand bonhomme, une immensité ! Je crois qu'après nous avons joué « My Funny Valentine » avant de devoir subir une interminable standing ovation puis ensuite, une de ces saloperies de « blend-scotch-pas-cher » dont on abreuve les gens dans les boîtes pour mieux les brancher.

Voilà quelques secondes de mon passé conscient.
Régulièrement, je me pince le lobe de l'oreille presque 40 ans après, pour savoir si je ne rêve pas.

     — Non ! 


rquad.jpg   FOS © 30 août 2005

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