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Le palier

Notes

Frédéric O. Sillig



Le temps que durent les roses artificielles, celles de l'ère Mitterrand, mon atelier d'architecte est installé dans les combles d'un immeuble de LA rue commerçante de la capitale vaudoise. L'artère se targue d'un prestige mythique qui, à l'évidence, ne m'a pas échappé. Ce, à l'inverse de la sphère de relations de mes voisins du 4ème et du 2ème étage avec qui, pressé par la lenteur de l'ascenseur, je peine souvent à échanger quelque propos courtois.
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Le premier est notaire...

Très âgé, veuf, affligé d'une légère infirmité, il est une figure de la préhistoire de la cité. Il se pare d'un humour discret et caustique de protestant consterné d'avoir cru à certaines valeurs auxquelles il cherche désespérément à ne plus croire. Il ne rechigne pas devant l'autodérision professionnelle sans bien sûr en atteindre le degré de sarcasme de Jacques Brel. Un médian de la bourgeoisie provinciale, un personnage possible des « Fantômes du Chapelier 01».
Nos rencontres sont souvent tardives et toujours ponctuées du pronostic de mon accession à une grande richesse au vu de l'heure à laquelle je donne l'impression de quitter mon travail. « L'opulence matérielle ne provient jamais du travail ! ». Une sentence qui me sert toujours de réponse sans que le rôle social affiché de mon interlocuteur ne semble la ressentir comme une allusion perfide. Après des kilomètres de dénivellations communes en cabine d'ascenseur, le voilà qui me confie quelques expertises d'immeubles. Quelques mandats pour le compte de clients discrets dont les plus connus sont fuyants, évanescents, saisis de la peur d'être pris la main dans le secret bancaire ou culpabilisés d'avoir affaire avec le verbe avoir.
Aucun mandat ne m'est confié pour celui-là : Atypique, truculent, tonitruant, chapeau mou, pipe, lunettes d'écaille, nœud papillon, écrivain, célèbre... très célèbre. En dépit d'une récente intervention chirurgicale, il est plein d'énergie, il parle fort avec sa compagne qui lui donne le bras. Je le rencontre sur le palier où le notaire est sur le point de prendre congé de lui. Je sais que ce personnage excentrique s'était lancé voilà vingt ans dans une aventure bizarre; dessiner lui-même les plans d'une bâtisse monstrueuse de vingt-six pièces renfermant au sous-sol un bloc opératoire anti-nucléaire et quelques autres aménagements propres à satisfaire Dieu sait quel phantasme. L'exploit a été consommé mais aux prix d'efforts insensés et de moult revers inattendus et désespérants avec in fine, à la rescousse, l'intervention d'un vrai architecte.
Le notaire m'attrape au passage afin d'avoir l'occasion – à défaut de l'honneur– de présenter à son illustre client, son très estimé voisin du dessus.

   — Permettez que je vous présente mon voisin architecte !

Soucieux de tester la réaction d'un monument universellement statufié face à une modeste pointe d'ironie, je le regarde dans les yeux :

   — Je suis très honoré de faire votre connaissance, « Cher Confrère » !

Du tac au tac l'accent liégeois du père de Maigret couvre le bruit de l'arrivée de l'ascenseur :

   — Plus jamais ça ! ... Si vous persistez à vouloir être mon confrère, écrivez des livres !

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Le second est luthier...

Les environs de midi me sont souvent agrémentés de vocalises violoneuses destinées à tester le travail de la matinée. Le chemin parcouru, par les ondes sonores jusqu'à mes oreilles est parallèle aux odeurs de frites du bistrot du premier. Effluves rapidement canalisées à ma demande énergique par d'énormes conduits cylindriques extérieurs à la façade côté cour, pour lesquels l'expression d'une méchante référence à « Beaubourg » n'a pas su me résister. Le cafetier castillan en a par ailleurs ingénument conclu à une allusion au nom de notre rue02 et en a aussitôt baptisé l'enseigne de son bouillon.
En revanche, les dissonances arpégées, des violons, altos ou violoncelles de la mi-journée ne sont pas canalisables. Si les timbres et sonorités, parfois crémonaises, en sont d'une extrême qualité, la ligne mélodique et le déphasage harmonique récurent sont pour le moins très discutables. Et souvent éprouvants pour les entrelacs innervant des organismes occupés à des tâches moins exaltées. Mais la brièveté de la production quotidienne tempère les ardeurs vengeresses. Un repos de l'âme en peut entraîner un autre.
Un jour les arpèges sont remplacés par quelques mesures du concerto en La mineur de Bach. La force et la clarté de l'articulation musicale me font douter de mes capacités auditives habituées au quotidien crin-crin de ménétrier, aux efforts de l'élève de conservatoire ou à la limite, aux exploits besogneux de l'amateur éclairé. S'agit-il d'un disque joué sur une excellente chaîne ? Le concerto reprend depuis le début pour se poursuivre une trentaine de mesures. Impossible, c'est du son direct ! Je suis interloqué. Mais absorbé par d'autres soucis, j'oublie.
Au retour du déjeuner, l'explication m'est donnée au pied de l'ascenseur. Le personnage corpulent à la crinière blanche qui attend devant la porte, légèrement souriant porte sur son faciès quelque chose de hitchcockien. Sourires muets. Je le reconnais immédiatement. Nous entrons dans la cabine. J'ai le doigt sur le bouton. Je suis très poli.

   — Je présume que vous vous arrêtez au deuxième, Monsieur Oïstrakh ! 03

Acquiescement discret du grand violoniste. Nous arrivons à sa destination. Il ouvre la porte pour sortir et se tourne à nouveau vers moi, goguenard.

   — Il est mort !
   — Comment ?... Il est mort ?... Qui donc ?
   — Oïstrakh !... Il est mort depuis 10 ans !
    — ???
   — Moi, …c'est Stern ! 04
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rquad.jpg   FOS © 16 février 2010

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[01]  Les fantômes du chapelier : roman de Georges Simenon publié en 1949 et adapté au cinéma par Claude Chabrol en 1982 (avec Serrault et Aznavour). [ retour ]
[02]  Rue de Bourg  [ retour ]
[03]  David Oïstrakh (1908-1974) un des violonistes les plus réputés du XXe siècle. [ retour ]
[04]  Isaac Stern (1920-2001) réputé pour l'excellence de ses enregistrements, il est l'un des plus illustres violonistes issus de l'immigration aux USA.
N.B. J'ai appris par la suite que mon voisin de luthier – mondialement connu et spécialiste des Guarnerius del Gesù – comptait parmi sa clientèle bien des artistes tels que Grumiaux, Rostropovitch, Menuhin, Amoyal et autres éminents musiciens. [ retour ]

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