Pep
Notes
Frédéric O. Sillig
Engagé en amateur comme guitariste dans plusieurs formations swing dont un big band, je me destine à faire du style rythmique de Freddie Green ma religion absolue. Ce monsieur, titulaire du poste au sein de l'orchestre de Count Basie depuis 1937 01 en est aussi la respiration pour ne pas dire sa marque de fabrique que lui confère depuis lors son étiquette pulsatoire si particulière. Pour moi, cette entrée dans les ordres implique un très long apprentissage. Progressif . Besogneux. Le travail assidu de la ligne harmonique et surtout la captation de ce que Green lui-même appelle le « Rythm stream » et aussi le proverbial balancement que ses quoique révérencieux mais souvent narquois congénères désignent par le « Ching chang ». D'innombrables heures d'écoute, de conditionnement et d'osmose. Un travail inlassable de plusieurs années qui comprend également une spécificité de ce musicien. Le fait de maintenir les cordes fortement écartées du manche de la guitare acoustique par un réglage idoine qui, au bénéfice de l'accroissement du volume sonore, la rend pratiquement injouable par quelqu'un d'autre.
Juan-les-Pins 1968. Je suis bien en avance pour écouter l'orchestre de Basie. Un ami musicien me fait signe de vite passer au backstage pour qu'il puisse me présenter mon maître-à-penser. Le rêve. Me voilà, dans un espace qui fait office d'arrière-scène équipé pour des répétitions, devant « Mr Rythm », c'est à dire pour moi, devant St Pierre en personne.
Présentations, décontraction, banalités d'usage. Des Kronenbourg sont décapsulées. Il s'amuse de notre homonymie. Mon ami lui fait de moi un très gênant panégirique. Sans trop d'obséquiosité, je lui fais bien sûr part de ma dévotion. J'apprends que tout le monde l'appelle « Pep»02 , il m'invite à l'appeler « Pep ». Je sais maintenant qu'il adore comme moi faire la cuisine. La tarte à la tomate surtout03. Mais je lorgne avec une insistance savament négligée une de ses guitares qui dort sur une table. Une Stromberg. Poliment je demande à pouvoir toucher. Effectivement les cordes sont écartées de la touche mais pas plus que sur mon propre instrument. Cette fois timidement, je demande à pouvoir essayer... La réponse? Un discret aquiècement, épicé d'une moue goguenarde très explicite (« Tu peux toujours essayer mon coco... tu n'en tireras pas un son ! » ). Je teste ma main gauche sur le manche en catimini sans pincer les cordes. La corne que j'ai sous les doigts depuis trois ans m'y aide sans aucun problème. Avec un plectre sorti de ma poche je teste huit mesures de « II-V-I », juste pour voir. A ma grande stupefaction, sortent des ouïes de la « Stromberg » ce que je n'ai jamais réussi à accomplir complétement avec ma modeste « Levin ». La cadence « Freddie Green », le rythme « Freddie Green », la pulsion « Freddie Green »... mais aussi le son « Freddie Green » ! Quand à l'intéressé, je crois que ses yeux lui sortent des orbites. Calmé, il me dit de jouer et il appelle son copain Norman le bassiste et lui dit d'écouter. Je panique. La contrebasse est déjà sur pied et se met en ligne tonique-dominante. Il me fait signe de jouer, de continuer à jouer. Grov' le trombone sorti d'une coulisse entame un riff sur le canevas de « In a Mellow Tone » alors que je vois s'installer derrière sa grosse caisse et ses cymbales, Harold Jones en chemise hawaïenne. A cet instant je sors de la réalité terrestre ne sachant plus qui je suis ni où je suis et qui de nous conduit la cadence. Le tempo est parfait pour ce thème, conforme au sacro saint « Rythm stream ». Peu à peu nous sommes rejoints par d'autres 04 dont Eric Dixon et Eddie Lockjaw Davis qui nous gratifient de plusieurs magnifiques choruses respectivement de flûte et de ténor. Un « head arrangement » à trois sections se crée spontanément. Le sous-chef Marshall Royal n'apparait pas mais derrière moi j'entends bientôt plaquer sur le Gaveau droit aux touches jaunies, trois mythiques et laconiques accords de la main droite qui me signalent qu'on est allé chercher le big boss. Toutes les choses ont une fin. Je descend de mon nuage. J'y remonte un instant lorsqu'à travers mes larmes je vois Basie me tendre la main. Le Messie. Il repart aussitôt dans sa loge en éclatant de rire après avoir lancé à « Pep » en passant:
— Now, you can be sick !
En dehors de ma rencontre quasi onirique avec Armstrong déjà racontée05, c'est de loin le souvenir le plus poignant de mon « amateurat » dont il m'arrive même, certains matins au réveil paradoxal, de douter quelques secondes de la véracité. Un passage au paradis avant l'échéance. J'ai longtemps voulu écrire ce que j'ai ressenti à ce moment là, mais j'ai fini par réaliser que c'est impossible.
Un jour peut-être... au purgatoire...
FOS © 31 juillet 2008
[01] | Il l'est resté jusqu' à la mort de Basie en 1984 qui avait coutume de dire à son propos : « S'il part de l'orchestre, je pars avec lui ! » [ retour ] |
[02] | Je ne saurai que plus tard que ça vient de « Pepperhead ». [ retour ] |
[03] | Ca doit ressembler à de la pizza. [ retour ] |
[04] |
Les musiciens présents ce jour là : Gene Coe, Al Aarons, Sonny Cohn, Oacar Brashear.(tp) Grover Mitchell, Harlan Floyd, Bill Hughes, Richard Boone.(tb) Marshall Royal (as,cl), Bobby Plater(as), Eric Dixon(ts,fl), Eddie« Lockjaw »Davis(ts), Charlie Fowlkes (bs). Count Basie.(p), Freddie Green (g), Norman Keenan(b), Harold Jones.(d). [ retour ] |
[05] | Lui [ retour ] |
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