Une reine

Notes

Frédéric O. Sillig



« Madagascar est un pays d'avenir et le restera ! » avait prétendument dit le Général de Gaulle. Cas échéant, serait-ce une allusion perfide ? Probablement pas, puisqu'il savait parfaitement que cette île avait également un passé. Un passé tragique qui ne rehausse pas vraiment l'honneur de la France que le « Grand Charles » n'avait de cesse de hisser à un niveau dominant les autres nations. Sur ce territoire insulaire des royaumes se côtoyent depuis le XVII^ème siècle pour s'unifier vers la fin du XVIII^ème et engendrer ainsi une dynastie de sept monarques successifs. Dont la dernière reine, Ranavalona III01, communément appelée Ranavalo, est intronisée en 1883 à l'âge de 22 ans.
Mais voilà qu'en 1885, la France, de manière péremptoire, place l'île sous protectorat puis procède tout simplement à son annexion l'année suivante. « Ein Anschluß » dirait… Goethe, pour éviter la trop grande proximité du point Godwin. La reine est déposée et arrêtée par surprise dans la nuit du 28 février 1897 sur ordre du gouverneur général, Joseph Gallieni, et immédiatement exilée à St-Denis de la Réunion. Elle n'a donc pas dû, sous son règne, endurer le massacre d'Ambiky02, le 30 août 1897 perpétré par le commandant Augustin Gérard03 sur ordre du même Gallieni04, qui fit 5 000 morts civils, hommes, femmes et enfants. Soit – point Godwin atteint – presque 8 fois plus qu'à Oradour-sur-Glane. En novembre 1898, la France oblige Ranavalo à quitter la Réunion pour Alger où elle résidera à titre définitif, hormis quelques escapades en métropole.
En dépit du relatif confort de son installation, elle est envahie par l'ennui et l'humiliation de ne pas avoir pu s'interposer entre son peuple et l'envahisseur colonialiste et aussi par le déshonneur de n'être plus qu'une ex-reine. Quelques mois passent pour que naisse un réel adoucissement de ces affres algéroises de par la fréquentation assidue d'un couple demeurant boulevard de la République, face au port d'Alger. Mes arrière-grands-parents.

Un adoucissement ou tout au plus une diversion puisque mon bisaïeul, Charles Kohler, négociant et ébéniste amateur, est un personnage haut en couleur qui ne cesse de s'illustrer par des facéties d'un goût variable aux yeux de son entourage, mais non sans prendre quelques sérieux risques. En toute circonstance, il tient à honorer la mémoire de son grand-père, le fameux chocolatier Charles-Amédée Kohler05, et par la même occasion, contribuer à pérenniser le succès de l'entreprise dirigée maintenant par ses deux cousins. À cette fin, il se met à surfrapper les pièces de monnaie qui transitent par son escarcelle, à l'effigie de la raison sociale familiale « CHOCOLAT A. KOHLER & FILS ». Sans toutefois se priver de les remettre en circulation, ce qui à l'époque, était considéré comme un crime passible d'une peine de travaux forcés à perpétuité06. Entre autres frasques de mon aïeul, commises lors de repas dominicaux à vocation intentionnellement maniérée, consiste en une invitation, adressée aux convives les plus compassés, à jeter les reliquats d'os de bœuf, de veau ou de mouton, par-dessus leurs épaules, à destination des trois ou quatre molosses, postés derrière eux, à l'affût de cette aubaine protocolaire. Les carcasses des poulets, dindes, canards ou autres volatiles ont ici un destin différent mais tout aussi balistique. C'est à heure fixe qu'elles sont déposées sur un bord de fenêtre dans l'attente du passage du tram à vapeur de la CFRA07 qui marque un arrêt à l'aplomb du balcon des Kohler. La cible, constituée par l'orifice de la cheminée de la motrice, est atteinte à chaque coup ou presque, et provoque une coloration très particulière de la fumée, un inquiétant crépitement de la chaudière et une odeur de carbonnade tout à fait écœurante, bien suffisante au débarquement atterré des non-initiés. Hélas cette dernière péripétie n'aura pas l'heur de distraire l'illustre dame puisque le tram est électrifié en 1898, peu avant son arrivée en Alger.

Mais il semble que le plus important pour Ranavalo soit l'amitié qu'elle développe avec Alice, la fille de la maison, qui durera jusqu'à la mort de l'ex-souveraine en 1917. Cette affection réciproque ne sera pas altérée par l'éloignement transméditerranéen d'Alice pour son mariage avec « Za », c'est à dire César Sillig, mon grand-père. Un médecin, dont le caractère recèle de multiples points communs avec celui de son beau-père en matière de propos aigre-doux et de persiflages en tous genres, au point de prêter à la grande amie de son épouse des habitudes cannibales. « Ça sent la chair fraîche ici ! » murmurait-il en passant la porte d'entrée, avant même d'avoir salué ses hôtes.

Voilà qu'un jour d'automne 1914, alors que fait rage la première bataille d'Ypres, le jeune couple revient à Alger. Et pour la première fois accompagné de leurs trois enfants. L'aîné qui vient de fêter ses quatre ans – mon père – est invité à saluer l'amie de sa mère. Ravie, Ranavalo lui tend les bras dans l'intention de l'embrasser.
La réaction du bambin apeuré est cinglante, surprenante et surtout propre à faire vaciller le considérable héritage industriel de Charles-Amédée Kohler :

   — Je ne veux pas aller sur les genoux de la dame en chocolat !