Ethnocentrisme

Notes

Frédéric O. Sillig



Un jeune astrophysicien belge nous demande, mes associés et moi, de concevoir un projet d'hôtel à 4000 mètres d'altitude dans une région froide du Tibet. Afin de rencontrer notre – peut-être – futur mandant, nous nous rendons sur son invitation, dans une bourgade proche de Zurich où toute la famille tibétaine de son épouse a pu trouver un refuge à l'abri de la haine de l'Empire céleste qui désigne encore et toujours cette digne communauté comme un amas de « forces hostiles extérieures ».

Au préalable nous avons rassemblé, puis compulsé un nombre impressionnant d'ouvrages sur l'architecture traditionnelle de ce pays ainsi que toutes les indications comportementales de leur autochtone protocole afin d'éviter les balourdises susceptibles de carboniser notre très hypothétique mandat. Nous n'avons pas non plus hésité à passer une journée entière dans une communauté de moines tibétains expatriés afin de nous familiariser avec ce monde de Lamas et de Rinpochés. Nous voilà enfin prêts à affronter, sans fausse note, un environnement respectant toutes les plus anciennes traditions himalayennes en dépit de notre statut d'indignes occidentaux. À notre grande surprise, pas moins d'une douzaine de personnes nous font l'honneur de leur chaleureuse hospitalité en nous conviant à partager la table familiale. En fait, le sémillant accueil dinatoire s'est déployé à l'ombre d'une cuisine Mobalpa anthracite dernier cri avec évier et hotte en inox brossé – façon Zippo – sans rapport aucun avec la période Qing ou Dzungars. Pour ce qui a trait à la subsistance, une magistrale concession à l'aversion de l'ennemi héréditaire : De la bouffe chinetoque !... En revanche, pas de concession au pingre ethnocentrisme ménager des bords de la Limmat : Une commande, sur un formulaire – façon bulletin de loto – à l'échoppier-livreur du quartier ; visiblement pour ne pas saloper la Mobalpa. En bref, des rognures ! À table, c'est avec un geste révérencieux que l'on dépose une magnifique paire de baguettes de teck parfaitement assorti à l'inox de ma fourchette IKEA posée à gauche d'une coupelle Arcopal^©. Comme à mon habitude, en proie à un infime souci de conformisme ethnique et social, je me mets à déguster mes algues au soja avec mes sticks en veillant à ne pas trop en mettre sur mes genoux, et surtout sur ceux de ma souriante voisine. Les trois ou quatre premières becquées se passent très bien et je me permets une petite pause, histoire de comparer avec la mienne, la vitesse d'enfournement de mes amphitryons. Le renifloir à peine sorti de mon bol à rognures, je regarde autour de moi pour constater avec stupéfaction que seul le petit belge et moi ont des baguettes à la main alors que tous les asiates s'empiffrent vertement avec des fourchettes.
Je suis dépaysé.