Vaporisation
Trait
Frédéric O. Sillig
Je suis en visite forcée chez des représentants d'une classe d'individus qui, entre autres habitudes, ne rechignent pas à proposer à leurs hôtes d'excellents whiskys « Single » de grand âge dont les bouteilles ont été préalablement remplies de « Cutty Sark » à 10 balles.
En proie à des convulsions intestines dues, je présume, moins à la qualité d'une conversation digne de la presse Hersant qu'à celle du repas que l'on pourrait bien qualifier « d'entrée de gamme »01, je dois me résoudre à me retirer avec discrétion quelques instants aux eaux.
Au delà de commettre avec conviction et sans retenue, je choisis tout de même la dignité plus tôt que la vengeance légitime à l'endroit du lien de causalité qui induit ma présence en cet espace de pure fonctionnalité. À savoir une maintenance honorable de l'état olfactif des lieux. Une autre résolution. Celle de ne pas céder à mes exigences drastiques en matière de préservation de la couche d'ozone par le recours à cet admirable accessoire vaporisant, souvent vanté par des génies ricanants ou évanescents entre deux séries cathodiques à l'eau de rose diffusées aux heures pré-crépusculaires. Un accessoire, qui par ailleurs, donné pour se substituer aux nuisances existantes et bien concrètes, ne fait que les masquer par un subtil rapport de force à dominance éphémère et illusoire. Comme s'il s'agissait de prémices à la stratégie fumeuse des politiciens populistes qui viennent occuper les mêmes écrans une heure ou deux plus tard.
C'est avec grande générosité que je me mets à diffuser à tout va, le miraculeux fluide contenu dans le cylindre de fer blanc émaillé sur lequel j'ai pu fébrilement mettre la main dans la pénombre de cet endroit doté d'un éclairage à vocation prétentieusement sépulcrale.
La dominance du produit face à son très conventionnel ennemi enfin établie, je me mets à douter de la stricte adéquation des moyens utilisés à la finalité souhaitée. Un rapide rapprochement de la parcimonieuse source lumineuse du lieu me fait prendre conscience de ma méprise. Invocation tonique mais maîtrisée des noms d'Eugène Schueller, de Jacques Corrèze, d'André Bettencourt, d'Eugène Deloncle, de François Dalle, de François Mitterrand et de bien d'autres cagoulards, tous impliqués de près ou de loin dans la collaboration avec l'occupant nazi ou fasciste, dissimulés derrière la façade honorable d'une marque de cosmétique... qui fabrique la laque à cheveux dont je viens de faire usage.
En marge de l'élan de dignité qui motivait mon geste, et dans de pareilles circonstances pourquoi s'offrir le luxe de donner libre cours, sans l'ombre d'une quelconque auto-culpabilisation, à une pareille manifestation d'humeur ?
— Parce que je le vaut bien !
FOS © 18 octobre 2006
[01] | Le grand Noiret, maintenant regretté, en qualifiait le genre de " prêt-à-chier ". [ retour ] |
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